dimanche 6 juillet 2014

PG Wodehouse - Bien bien Jeeves - Chapitre VIII

Je crois vous avoir déjà parlé du jeune Tuppy Glossop. C’est, vous vous en souvenez peut-être, le garçon qui, oubliant sans complexe le fait que nous étions amis d’enfance, avait parié, un soir aux Drones, que je n’étais pas capable de traverser la piscine suspendu aux anneaux accrochés au-dessus – un jeu d’enfant pour quiconque a ma souplesse – et qui, constatant que j’avançais bien, avait décroché le dernier anneau, me contraignant ainsi à plonger dans l’abîme, en tenue de soirée.

Affirmer que je ne me lui en voulais pas pour cette mauvaise action, qui me paraissait mériter le titre de crime du siècle, serait faire peu de cas de la vérité. Je lui en voulais, profondément, grognant et pas qu’un peu à l’époque, et continuant de grogner pendant plusieurs semaines.

Mais vous savez comment vont les choses. La blessure guérit et les souffrances s’apaisent.

Je ne dis pas, comprenez-moi, que si l’occasion s’était présentée de faire choir, d’une grande hauteur, sur la tête de Tuppy, une éponge humide, ou de mettre une anguille dans son lit, ou d’exprimer de semblable manière toute ma créativité, je ne l’aurais pas fait avec délice ; mais cela ne changeait rien. Je veux dire, si profondément blessé que j’aie pu l’être, je n’éprouvais aucun plaisir à apprendre que la chouette vie de ce garçon était détruite par la perte d’une fille que, peu importent les évènements, j’étais convaincu qu’il aimait toujours comme un dingue.

A l’opposé, je désirais de tout cœur guérir cette fracture, et tout rendre de nouveau mimi-sympa entre ces deux gamins séparés. Vous l’auriez déduit des remarques que j’avais faites à tante Dahlia, et si vous aviez assisté à cette scène et vu le regard plein de gentille condoléance que j’adressai à Tuppy, vous l’auriez déduit davantage encore.

C’était un de ces regards qui interrogent et vous font fondre, accompagné d’une solide poignée de la main droite, et d’une délicate imposition de la gauche sur la clavicule.

« Eh, bien, Tuppy, mon vieux, dis-je. Comment vas-tu, mon vieux ? »

Ma sympathie grandit comme je prononçai ces mots, car il n’y eut ni éclair dans l’œil, ni pression en retour de la paume, aucun signe, pour faire court, de quelque intention de sa part d’effectuer trois pas de danse à l’apparition d’un vieil ami. Il semblait sur la défensive. Il était marqué, comme je me souvenais avoir entendu Jeeves dire un jour, parlant de Pongo Twistleton qui essayait d’arrêter de fumer, du sceau de la mélancolie. Ca ne m’étonnait pas, bien entendu. Dans cette situasse, aucun doute, un certain énervement était compréhensible.

Je relâchai la main, cessai de pétrir l’épaule, tirai le bon vieil étui et lui offris une cigarette.

Il la prit mollement.

« Tu es ici, Bertie ?, demanda-t-il.
- Je suis ici, oui.
- Juste de passage, ou pour quelques temps ? »

Je méditai un instant. J’aurais pu lui dire que j’étais venu à Brinkley Court avec l’intention expresse de remettre ensemble Angela et lui-même, de renouer les liens brisés, et ainsi de suite ; et pendant peut être la moitié du temps nécessaire à l’allumage d’une blonde, j’étais presque résolu à le faire. Puis je réfléchis : il valait mieux, dans l’ensemble, ne pas. Annoncer que j’entendais les prendre, Angela et lui, et les faire sonner comme deux cordes d’un violon, manquait peut-être de tact. Les garçons n’apprécient pas toujours qu’on leur joue du violon.

« Cela dépend, dis-je. Peut-être resterai-je, ou repartirai-je. Mes projets ne sont pas clairs. »

Il hocha la tête avec indolence, à la façon de quelqu’un qui se moquait éperdument de ce que j’allais faire, et resta là, à regarder le jardin qu’éclairait le soleil. Par sa stature et son apparence, Tuppy ressemble un peu à un bouledogue, et il avait à présent l’air d’un de ces braves animaux à qui on aurait refusé une part de gâteau. Il n’était pas difficile à quelqu’un d’aussi perspicace que moi de lire ce qu’il avait à l’esprit, et je n’éprouvai donc aucune surprise quand sa conversation se reporta sur le sujet marqué d’une croix sur mon programme.

« Tu as entendu parler de mon histoire, je suppose ? Angela et moi ?
- Mais tout à fait, Tuppy, mon vieux.
- On a cassé.
- Je sais. Un petit accrochage, je crois, relatif au requin d’Angela.
- Oui, j’ai dit que c’était probablement un poisson plat.
- C’est ce que mes informateurs m’ont appris.
- Qui te l’a dit ?
- Tante Dahlia.
- J’imagine qu’elle m’a proprement injurié ?
- Mais non. En dehors d’un passage où elle a fait référence à toi comme « ce maudit Glossop », j’ai trouvé son langage étonnamment châtié pour quelqu’un qui naguère chassait le renard au club du Quorn. Cependant, j’ai pu constater, permet moi de te le dire, mon vieux, qu’elle trouvait que tu aurais pu faire preuve d’un peu plus de tact.
- De tact ?
- Et je dois admettre que je suis plutôt d’accord avec elle. C’était bien, Tuppy, c’était vraiment gentil, de faire ainsi faner le requin d’Angela ? Tu te souviens certainement à quel point Angela chérissait son requin. Et tu n’as pas vu la claque dans la mâchoire que ça représenterait pour la pauvre enfant, de l’entendre décrit par l’homme à qui elle avait donné son cœur comme un poisson plat ?
Je le vis qui luttait contre de puissants sentiments.
- Et ma vision des choses ? demanda-t-il, d’une voix que l’émotion étranglait.
- Ta vision ?
- Tu ne crois quand même pas, dit Tuppy, de plus en plus véhément, que j’aurais dénoncé ce maudit requin synthétique comme le poisson plat qu’il était certainement si je n’avais pas eu une bonne raison de le faire. Ce qui m’a amené à dire ce que j’ai dit, c’est qu’Angela, cette petite peste, venait d’être très insultante, et que j’en ai profité pour lui rendre la monnaie de sa pièce.
- Insultante ?
- Extrêmement insultante. Au seul motif d’une remarque banale que j’avais lâchée, histoire de dire quelque chose et d’entretenir la conversation, et dans laquelle je m’interrogeais sur ce qu’Anatole allait nous servir à dîner, elle dit que j’étais trop matérialiste, et que je devrais arrêter de penser sans cesse à manger. Matérialiste, mon œil ! En réalité, je suis tout ce qu’il y a de plus idéaliste.
- Tout à fait.
- Et je ne vois aucun mal à se demander ce qu’Anatole servira à dîner. N’est-ce-pas ?
- Bien sûr que non. Une toute naturelle marque de respect envers un grand artiste.
- Exactement.
- Toutefois…
- Oui ?
- Je voulais juste dire qu’il me parait dommage que le fragile vaisseau de l’amour heurte pareille vacherie, quand quelques mots courageux, et contrits, …
Il me regarda fixement.
- Tu ne serais pas en train de me proposer de me dédire ?
- Ce serait la belle et bonne action, mon grand.
- Il est hors de question que je me dédise.
- Mais, Tuppy –
- Non, je ne le ferai pas.
- Mais tu l’aimes, non ?
Celle-là atteignit son but. Il chancela visiblement, et sa bouche se tordit. Le parfait esprit torturé.
- Je ne prétendrai pas que je n’aime pas cette petite garce, dit-il, manifestement touché. Je l’aime passionnément. Mais cela ne change rien au fait que je considère que ce dont elle a le plus besoin au monde, c’est un bon coup de pied au derrière.
Un Wooster ne pouvait guère laisser passer cela.
- Tuppy, vieux sagouin !
- Ce n’est pas bien de crier : Tuppy, vieux sagouin !
- Je crierai quand même : Tuppy vieux sagouin ! Tes façons me choquent, c’est à en lever les sourcils. Où est passé le bon vieil esprit chevaleresque des Glossop ?
- Ne t’inquiète pas pour le bon vieil esprit chevaleresque des Glossop. Dis-moi plutôt où est l’esprit délicat, gentil et féminin des Angela ? Dire à un garçon qu’il est parti pour avoir un double menton !
- Elle a fait cela ?
- Parfaitement.
- Oh, eh bien, les filles, tu sais. Oublies ça, Tuppy. Va la voir et demande pardon.
Il secoua la tête.
- Non. C’est trop tard. Des commentaires ont été faits sur mon ventre sur lesquels il m’est impossible de passer.
- Mais, mon ventre - mon vieux Tuppy, je veux dire – sois juste. Tu lui as dit un jour que son nouveau chapeau la faisait ressembler à un Pékinois.
- Elle avait vraiment l’air d’un Pékinois. Et ce n’était pas une insultante vulgarité. C’était une critique sérieuse et constructive, uniquement motivée par le désir généreux de l’empêcher de se donner en spectacle public. Et accuser sans vergogne un garçon d’être essoufflé à chaque fois qu’il monte trois marches est quelques chose de complètement différent. »

Je commençais à voir que la situation allait demander toute mon astuce et mon habileté. Pour que les cloches du mariage sonnent un jour dans la petite église de Market Snodsbury, Bertram allait manifestement devoir faire preuve d’une bonne dose de ruse. J’avais compris, lors de mon entretien avec tante Dahlia, qu’un certain nombre de vérités avaient été échangées entre les deux parties en présence, mais je n’avais pas réalisé jusqu’alors que les choses en étaient arrivées à ce point.

Le côté pathétique de la situation m’agaçait. Tuppy avait reconnu, en un mot comme en cent, que le cœur du Glossop vibrait encore d’amour, et j’étais certain que, même après ce qui s’était passé, Angela n’avait jamais cessé de l’aimer. A cet instant, elle était sans doute en train de rêver qu’elle le frappait avec une bouteille, mais je suis prêt à parier qu’au plus profond de son cœur l’ancienne affection et la tendresse étaient toujours présentes. Seule la fierté outragée les maintenait séparés, et je sentais que si Tuppy acceptait de faire le premier pas, tout irait pour le mieux.

Je lançai une nouvelle charge.

« Cette querelle lui brise le cœur, Tuppy.
- Comment le sais-tu ? Tu l’as vue ?
- Non, mais je parie que c’est vrai.
- Elle n’en a pas l’air.
- Elle porte le masque, c’est certain. Jeeves fait cela quand je fais preuve d’autorité.
- Elle fronce le nez quand elle me voit, comme si j’étais une conduite d’égout en dérangement.
- Encore le masque. Je suis persuadé qu’elle t’aime encore, et qu’un mot gentil de ta part est tout ce qu’il lui faut. »

Je voyais bien qu’il était touché. Il vacilla manifestement. Il fit du pied une sorte de zigzag sur le sol. Et quand il parla, on entendait le trémolo dans sa voix :

« Tu le crois vraiment ?
- Absolument.
- H’m.
- Si tu allais la voir –
Il secoua la tête.
- Je ne peux pas. Ce serait la fin. En un instant, bing, adieu ma réputation. Je connais les filles. Il suffit qu’on s’abaisse, et les meilleures d’entre elles deviennent arrogantes, blagua-t-il. La seule façon de faire serait de lui suggérer, indirectement, que je suis prêt à rouvrir les négociations. Crois-tu que je devrais soupirer un peu quand nous nous reverrons ?
- Elle croirait que tu es essoufflé.
- C’est vrai. »

J’allumai une autre cigarette et donnai à cette affaire tout mon esprit. Et tout à trac, comme c’est si souvent le cas chez les Wooster, j’eus une idée. Je me rappelais le conseil que j’avais donné à Gussie au sujet des saucisses et du jambon.

« J’ai trouvé, Tuppy. Il y a une manière infaillible de prouver à une fille que tu l’aimes, et cela marche tout aussi bien quand on s’est querellés et qu’on veut se raccommoder. Ne mange rien au dîner ce soir. Tu imagines comme cela va l’impressionner. Elle sait que la nourriture est ta seule passion.
Il réagit brutalement.
- La nourriture n’est pas ma seule passion !
- Non, non.
- Ce n’est pas ma passion du tout.
- Tout à fait, je voulais juste dire –
- Ces délires, selon lesquels la nourriture serait ma seule passion, dit Tuppy avec chaleur, doivent cesser. Je suis jeune, et en bonne santé, et ai un solide appétit, mais cela ne veut pas dire que la nourriture est ma seule passion. J’admire Anatole, un orfèvre en sa matière, et prêterai attention à tout ce qu’il voudra bien placer devant moi, mais de là à affirmer que la nourriture est ma seule passion –
- Oui, oui. Tout ce que je voulais dire, c’est que quand elle te verra refuser ton dîner, sans même l’avoir goûté, elle comprendra que ton cœur souffre, et sera probablement la première à proposer de signer l’armistice.
Tuppy était songeur, le sourcil froncé.
- Refuser mon dîner, hein ?
- Oui.
- Refuser un dîner préparé par Anatole ?
- Oui.
- Le refuser sans même l’avoir goûté ?ir.
- Oui.
- Tirons cela au clair. Ce soir, au dîner, quand le maître d’hôtel me présentera un ris de veau à la financière, ou ce qu’il y aura, encore chaud des mains d’Anatole, tu voudrais que je le refuse sans même le goûter ?
- Oui.
Il mâchonna sa lèvre. On pouvait sentir le combat intérieur. Et puis, soudain, une sorte de lueur éclaira son visage. Les anciens martyrs devaient avoir cet air.
- C’est bon.
- Tu vas le faire ?
- Je le ferai.
- C’est bien.
- Mais ça va être affreux, bien sûr.
Je lui montrai le bon côté.
- Juste sur le moment. Tu pourras redescendre ce soir, quand tout le monde sera couché, et dévaliser l’office.
Il s’éclaira.
- C’est vrai. Je pourrai, n’est-ce pas ?
- J’imagine qu’il y aura là-bas des plats froids.
- Il y a un plat froid, dit Tuppy, de plus en plus joyeux. Une tourte à la viande et aux rognons. On nous l’a servie aujourd’hui au déjeuner. Une des meilleures recettes d’Anatole. Ce que j’admire, chez cet homme, dit Tuppy avec dévotion, ce que j’admire si formidablement chez Anatole, c’est que, bien que Français, il ne se limite pas, comme tant d’autres chefs, à la seule cuisine Française, mais sera toujours partant et capable de s’imposer d’un bon vieux et simple plat Britannique, comme cette tourte à la viande et aux rognons à laquelle je faisais allusions. Une tourte de maître, Bertie, et dont plus de la moitié est restée. Cela m’ira parfaitement.
- Et donc au dîner, tu refuses, comme prévu ?
- Exactement comme prévu.
- Parfait.
- C’est une excellente idée. Une des meilleures que Jeeves ait eues. Dis-lui de ma part, quand tu le verras, que je le remercie infiniment.
La cigarette me tomba des mains. C’était comme si quelqu’un avait jeté au visage de Bertram Wooster un torchon humide.
- Ne me dis pas que tu crois que le plan que je viens d’esquisser est de Jeeves.
- Mais bien entendu. Ca ne sert à rien d’essayer de me tromper, Bertie. Tu n’aurais pas, en toute une vie, pu imaginer un truc pareil.
Il y eut un silence. Je me redressai de toute ma hauteur ; puis, voyant qu’il ne me regardait pas, me laissai retomber.
- Viens, Glossop, dis-je froidement, nous ferions mieux d’y aller. Il est temps de s’habiller pour le dîner.

Philip Larkin - Les crapauds

Les crapauds


A quoi bon laisser ce métier de crapaud
M’écrabouiller l’existence ?
Que mon intelligence me serve de marteau
Et chasse cette engeance !

De son écœurant venin il dénature
Six jours de la semaine -
Et tout cela ne sert qu’à payer les factures !
Ca n’en vaut pas la peine.

D’autres que moi vivent de leur talents
Prêcheurs et monte-en-l’air
Zézayeurs, moins que rien, saute-ruisseaux, truands -
Ne crèvent pas misère.

D’autres que moi vivent dans les ruelles
Font du feu dans des bidons
Mangent des courants d’air et des sardines à l’huile
Qu’ils semblent trouver bons.

Leurs moutards vont nu-pieds par tous les temps
Leurs innommables conjoints
Sont maigres comme des coucous – et cependant
Personne ne meurt de faim.

Si j’étais courageux, je clamerais bien haut :
Salariat je te hais !
Mais je sais, et combien, que c’est le matériau
Dont les rêves sont faits :

Car quelque chose en moi d’assez crapaudin
Ecrabouille tout, lui aussi
Ses cuissots sont pesants comme un méchant destin
Et froids comme la pluie

Il ne me laissera jamais suivre ma voie
En baratinant
Obtenir aisément, en une seule fois
Filles, gloire et argent

Je ne prétendrai pas que le premier
Donne au second figure humaine
Mais je sais qu’il est dur de s’en débarrasser
Quand l’un et l’autre nous emmènent.


Toads


Why should I let the toad work
Squat on my life?
Can’t I use my wit as a pitchfork
And drive the brute off?

Six days of the week it soils
With its sickening poison -
Just for paying a few bills!
That’s out of proportion.

Lots of folk live on their wits:
Lecturers, lispers,
Losers, loblolly-men, louts-
They don’t end as paupers;

Lots of folk live up lanes
With fires in a bucket,
Eat windfalls and tinned sardines-
They seem to like it.

Their nippers have got bare feet,
Their unspeakable wives
Are skinny as whippets - and yet
No one actually _starves_.

Ah, were I courageous enough
To shout, Stuff your pension!
But I know, all too well, that’s the stuff
That dreams are made on:

For something sufficiently toad-like
Squats in me, too;
Its hunkers are heavy as hard luck,
And cold as snow,

And will never allow me to blarney
My way of getting
The fame and the girl and the money
All at one sitting.

I don’t say, one bodies the other
One’s spiritual truth;
But I do say it’s hard to lose either,
When you have both.